L'enseignement fondamental de la Réformation
Geoffrey J. Paxton
Un des aspects les plus remarquables de la Réformation du seizième siècle, c'est l'unité des Réformateurs sur l'article de la justification par la foi seule. En désaccord sur bien des points doctrinaux, ils sont unis sur leur compréhension de la justification. Dans son ouvrage classique, The Doctrine of Justification, James Buchanan écrit : « Il y a peu de choses dans l'histoire de l'Église de plus remarquable que l'unité des Réformateurs sur le sujet de la justification devant Dieu » (1). Buchanan attribue ce fait « à une abondante effusion du Saint-Esprit, qui tout en convainquant les hommes de péché, illumine leur esprit par la connaissance d'un Sauveur pleinement suffisant » (2). James Orr pour sa part, refuse d'attribuer au hasard cette compréhension simultanée de la justification (3).
Voici donc la principale caractéristique de la Réformation : l'unanimité concernant la justification obtenue uniquement par la foi, une unanimité qui témoigne d'« une abondante effusion de l'Esprit ». Nous venons de voir que les Réformateurs étaient en parfait accord sur la justification. Précisons la nature de cette unité, ils étaient unis sur la signification et sur l'importance de la justification dans la vie et l'enseignement de l'Église.
L'importance de la justification
Considérons d'abord l'importance de la justification dans la pensée des Réformateurs, il nous paraît difficile de l'exprimer mieux que ne l'a fait John Bugenhagen, l'ami de William Tyndale : « Nous n'avons qu'une seule doctrine : Christ est notre Justice » (4). Centre de gravité incontesté de toute la théologie et de toute la vie chrétienne, voilà ce qu'est la justification par la foi pour les Réformateurs ! Pour Luther, la justification est partout présente dans la Bible, c'est « le fondement de notre salut » (5). Selon lui, Christ veut que nous concentrions toute notre attention sur ce point de doctrine capital, notre justification devant Dieu, afin que nous croyions en Lui » (6). C'est le « point cardinal » (7), « le véritable foyer central de la doctrine chrétienne » (8). Bien d'autres citations pourraient montrer que la justification par la foi était pour Luther, sa Catherine de Bora théologique (9). Pour Calvin, la justification « est le principal article de la religion chrétienne » (10).
Certains s'étonnent de ce que dans l'Institution de la Religion Chrétienne, Calvin se soit intéressé à la régénération avant d'aborder la question de la justification. Son but était en réalité de mettre en valeur la justification : « ... ayant droitement connu ce point (régénération), nous pourrons aisément apercevoir comment l'homme est justifié par la foi seule et par la pure acceptation du pardon de ses péchés... » (11). Après avoir exposé le souci de l'église romaine (la régénération), Calvin développe d'une manière irréfutable celui de la Réformation (la justification). Pour lui, ce dogme est le fondement de toute piété authentique et de toute vérité doctrinale. Voici donc la seconde caractéristique de la Réformation : le rôle central qu'elle attribue à la doctrine de la justification devant Dieu, obtenue uniquement par la foi.
Que signifie justification ?
La réponse que nous donnerons à cette question nous révèlera la troisième caractéristique importante de la Réformation. L'œuvre significative de Luther sur la justification n'est pas son commentaire sur les Romains, mais son analyse de l'épître aux Galates. Quand il écrivit son Commentaire sur les Romains, il était encore un catholique évangélique ; l'auteur du Commentaire sur les Galates, c'est le réformateur protestant (12). Dans cet ouvrage remarquable, il déclare :
Etant donné que nous sommes justifiés par la foi en Christ, il s'ensuit que « ce n'est pas par les œuvres de la loi que toute (qu'aucune) chair sera justifiée »... C'est pourquoi le moine n'est pas justifié par son ordre, ni le prêtre par la messe et par les heures canoniques... (13)
Être justifié signifie être déclaré juste. Luther affirme :
Or, la question posée ici est la suivante : par quoi sommes-nous justifiés et obtenons-nous la vie éternelle ? Avec Paul nous répondons ici : C'est par la seule foi en Christ que nous sommes déclarés justes, non par les œuvres de la loi et par la charité (14)Quand Luther dit « par la seule foi en Christ », il ne veut pas dire par Christ en nous, la justice sur la base de laquelle le pécheur est accepté devant Dieu doit être cherchée à l'extérieur du croyant. La justice qui justifie est étrangère au croyant, c'est une justice qui vient du dehors. Luther s'explique clairement :
(un chrétien) est juste et saint d'une sainteté qui lui est étrangère, je l'appelle ainsi pour me faire mieux comprendre. Le chrétien est juste par la grâce et la bonté de Dieu, cette bonté et cette grâce ne sont pas d'origine humaine ; il ne s'agit pas d'une disposition ou d'une qualité du cœur. C'est une bénédiction divine qui nous est donnée par la connaissance de l'Évangile, quand nous apprenons ou croyons que notre péché nous est pardonné par la grâce et les mérites du Christ... Une telle justice ne nous est-elle pas étrangère ? Elle dépend de la bonté d'un autre, et elle est pur don de Dieu, lequel révèle sa miséricorde et sa faveur en vertu de la personne du Christ... Un chrétien n'est donc pas intrinsèquement juste, il ne l'est pas en vertu d'une qualité ou d'une substance qui serait en lui, j'use ces termes pour me faire comprendre. Il est juste parce qu'il est en relation avec quelque chose, il est justifié par une grâce divine qui pardonne gratuitement ses péchés. C'est ce qui se passe pour ceux qui reconnaissent leur péché et croient en la grâce et la miséricorde du Dieu qui délivre (Rom. 4 : 25) ceux qui croient (15).
Pour Luther, être justifié signifie être déclaré juste sur la base d'une justice qui ne se trouve pas dans le croyant, mais en Jésus-Christ. Calvin partage la même conviction : La justification est la déclaration divine selon laquelle le pécheur croyant est juste en vertu des mérites de Jésus-Christ (16). Le pécheur est déclaré juste, mais sur la base des seuls mérites du Christ. Ces deux fondements de la justification étaient en contradiction avec l'enseignement de l'église de Rome.
Plus tard au Concile de Trente, celle-ci fut amenée à préciser que selon elle, la justification ne consiste pas seulement à déclarer quelqu'un juste, mais à le rendre réellement juste : « ... l'unique cause formelle est la justice de Dieu, non pas celle par laquelle il est juste lui-même, mais celle par laquelle il nous rend justes... » (17). Pour Rome, rendre juste signifie que le croyant devient juste en lui-même, alors que les Réformateurs ne reconnaissaient qu'à la justice propre du Christ, le pouvoir de justifier. Rome enseignait que le pécheur recevait un cœur nouveau qui le rendait agréable à Dieu :
... s'ils (les chrétiens) ne renaissaient en Jésus-Christ, jamais ils ne seraient justifiés, puisque c'est par cette renaissance que la grâce qui les justifie (qua justi fiunt : litt. qui les fait ou les rend justes), leur est accordée par le mérite de sa passion (18).
C'est là le cœur du conflit de la Réformation. Pour Rome, être justifié c'est être rendu juste par l'expérience du renouvellement intérieur. Pour les Réformateurs, la justification est la déclaration faite par Dieu selon laquelle le croyant est juste sur la base de l'œuvre du Christ accomplie indépendamment de ce qui se passe en lui. Nous voulons ajouter une remarque sur le thème de la justification du point de vue des Réformateurs. Pour eux la justification a deux faces : Un côté négatif, c'est l'acquittement du croyant sur la base du sacrifice du Christ. C'est ainsi que la justification est souvent appelée simplement pardon des péchés (19). La malédiction qui nous menaçait ne nous atteint plus car à sa mort, Jésus en fut frappé (20).
Cependant la justification a aussi un côté positif : Dieu ne nous voit pas seulement au travers de la mort de Jésus pour nos péchés, Il nous voit aussi comme si nous avions parfaitement obéi aux exigences de la loi, au travers de l'obéissance de Jésus mise à notre compte. Le croyant est pardonné certes, mais il est aussi admis en présence de Dieu, revêtu de la parfaite obéissance du Christ qui se tient à sa droite. En Christ, le croyant a satisfait aux exigences de la loi, en Lui il possède par la foi une vie de parfaite obéissance à la loi (21).
Sola Gratia
Pour bien comprendre ce qu'est la justification, demandons-nous ce que signifie être sauvé uniquement par grâce. Quand les Réformateurs parlaient de la grâce, ils désignaient l'œuvre de Dieu qui dans sa miséricorde et selon sa grande bonté, a envoyé son Fils vivre et mourir en Palestine pour que nous soyons déclarés parfaitement justes devant Lui. Ainsi la grâce désigne l'œuvre de Dieu accomplie dans l'histoire, et non ce qui se passe dans le cœur du croyant. Selon Calvin, la grâce de Dieu « reçoit le pécheur de sa pure et gratuite bonté » (22), c'est une « bonté gratuite » (23), « la miséricorde de notre Père céleste, et la dilection gratuite qu'Il a envers nous » (24).
Paul Tillich remarque que c'est l'idée de grâce chez les Réformateurs qui fut la cause véritable de leur succès au seizième siècle. Tillich affirme que pour Luther, la grâce signifiait être accepté tout en étant inacceptable. Dans sa fameuse « Préface à l'Epître aux Romains » (25), Luther s'explique à ce sujet : « La différence entre une grâce et un don consiste en ceci : La grâce dans le plein sens du terme désigne la faveur de Dieu et sa bonne volonté envers ceux qu'il aime... ». Ce n'est évidemment pas la définition qu'en propose le Concile de Trente ; selon ce concile, la grâce est communiquée aux chrétiens pour qu'ils soient rendus justes (26), elle doit être reçue volontairement (27). A ce sujet, le canon II du Concile de Trente est clair :
Si quelqu'un dit que les hommes sont justifiés, ou bien par la seule imputation de la justice du Christ, ou bien par la seule rémission des péchés à l'exclusion de toute grâce et charité qui serait répandue dans leurs cœurs par l'Esprit Saint et leur serait inhérente, ou encore que la grâce qui nous justifie est seulement la faveur de Dieu, qu'il soit anathème (28).
Selon Luther et Calvin, la grâce qui sauve, c'est l'action de Dieu en Jésus pour le pêcheur qui croit. L'idée selon laquelle la grâce serait l'aide que Dieu accorde au croyant pour qu'il observe la loi a été combattue par les Réformateurs. Selon eux, cette position catholique romaine tend à ôter quelque chose à l'œuvre glorieuse de Dieu en Christ, de plus elle ne saurait satisfaire les consciences. Non, la grâce qui sauve, c'est l'œuvre de Dieu en Jésus-Christ. Seul Il est la justice par laquelle nous sommes justifiés, et seul Il est l'expression de la grâce du Père.
Solo Christo
Luther et Calvin n'ont pas seulement insisté sur Christ seul en opposition à la justice des œuvres du catholicisme, les Réformateurs ont aussi insisté sur Christ seul en opposition avec tous ceux qui, catholiques ou protestants (29), considèrent que la justice salvatrice réside dans le cœur du croyant. « Christ seul » signifie Christ et rien que Christ, et non le croyant. Cette œuvre n'inclut même pas les autres membres de la Trinité ! Précisons notre pensée : Pour Luther et Calvin, la justice salvatrice ne se trouve qu'en Christ, en la personne du Dieu-homme, et non dans la vie du croyant, même si celle-ci est un effet de la grâce. Aucune justice salvatrice ne peut être trouvée ailleurs qu'en Celui qui seul est à la fois Dieu et homme. Pour les Réformateurs, « Christ seul » signifiait Jésus-Christ à la fois Dieu et homme, et non pas Christ présent par l'Esprit dans le cœur des croyants.
Quelques-uns ont voulu modifier la position des Réformateurs en répétant avec eux les expressions bien connues de « justification par Christ seul » ou « Jésus-Christ est la grâce de Dieu », dans la mesure où pour eux ces expressions désignaient à la fois le Dieu-homme à la droite de Dieu, et Celui qui par l'Esprit habite le cœur du croyant. Passer ainsi du Dieu-homme au Christ en nous, c'est renoncer dans les faits sinon dans la forme, à la justification telle que l'ont enseignée les Réformateurs. Dans cette optique, le croyant devient le lieu où se réalise la justification, alors que pour les Réformateurs celle-ci a déjà été pleinement accomplie en Jésus-Christ, par sa vie et sa mort en Palestine. Il ne faut pas confondre l'œuvre de Jésus-Christ et celle du Saint-Esprit ; Christ il est vrai, habite le cœur du croyant par l'Esprit, mais le Sauveur c'est le Dieu-homme admis en présence de son Père. Quand toute notre attention est fixée sur ce qui se passe en l'homme, « Christ en nous » devient le fondement de notre justification.
Si nous sommes justifiés par l'œuvre de l'Esprit en nous, nous nous appuyons sur une œuvre qui loin d'être achevée et acceptable, n'a même pas commencé pour le pécheur non régénéré, et qui lorsqu'elle a commencé pour le croyant, n'est qu'embryonnaire... souillée par le péché qui demeure en lui... et jamais parfaite dans cette vie (30).
Les ténors de la Réformation ont tous affirmé sans hésitation qu'être justifié par Christ seul, signifiait être déclaré juste uniquement en fonction de la vie et de la mort de Jésus-Christ. Selon Luther :
Un homme qui s'appuie sur Christ avec confiance peut dire : la vie, l'œuvre, les paroles de Jésus, sa souffrance et sa mort sont miennes comme si j'avais vécu, agi, parlé et souffert, comme si j'étais mort sur la croix (31).
C'est cela croire en la substitution de Jésus- Christ, en l'imputation de sa justice et non en son infusion par l'Esprit. Calvin le géant de Genève, rejoint le réformateur allemand quand il dit :
Si l'observation de la loi est tenue pour justice, on ne peut nier que quand Jésus-Christ ayant pris cette charge à soi, nous réconcilie par ce moyen à Dieu son Père comme si nous étions parfaits observateurs de la loi, il ne nous mérite faveur (32).
Le « comme si » est la conséquence inévitable de l'Évangile du salut par substitution et imputation. La justification, c'est l'œuvre accomplie uniquement par Christ hors du croyant, elle ne doit pas être confondue avec l'œuvre de régénération accomplie par l'Esprit (33).
Sola Fide
Ceux pour qui la foi a une valeur méritoire quelconque, n'ont rien compris à l'Évangile des Réformateurs. Pour Luther et Calvin, dire qu'on est sauvé par la foi seule (sola fide), signifie qu'il ne faut rien ajouter à la grâce seule ou à Christ seul ; ce n'est qu'une nouvelle façon d'exprimer la même vérité (34). Christ, qui par sa vie et sa mort a satisfait aux conditions de la justification, rend aussi possible l'appropriation de son œuvre achevée. Il a satisfait aux exigences de la loi divine par sa vie et sa mort en Palestine, et Il en rend l'appropriation possible par l'effusion de son Esprit. La foi n'est que l'instrument et le moyen de mettre en route le processus du salut. La foi n'a pas de valeur en elle-même, elle ne sauve pas en vertu d'une valeur quelconque qu'elle aurait en elle-même, ou qu'aurait celui qui l'exerce. Selon Calvin :
La force de justifier qu'a la foi ne gît point en quelque dignité de l'œuvre, car notre justification consiste en la seule miséricorde de Dieu, et au mérite de Christ. Si la foi est dite justifier, ce n'est que parce qu'elle appréhende la justice qui lui est offerte en Christ (35). Car si nous ne venons à Jésus-Christ vides et affamés, ayant la bouche de l'âme ouverte, nous ne sommes point capables de Lui... Il y a pareille raison que la foi, bien qu'elle n'ait de soi nulle dignité ni valeur, nous justifie en nous offrant Jésus-Christ, et qu'un pot plein d'or enrichisse celui qui l'aura trouvé (36).
En faisant de la foi un « instrument » ou un « récipient vide », les Réformateurs ont tenu à distinguer entre la foi d'une part, et les mérites de Christ saisis par la foi d'autre part. La foi et l'objet de cette foi doivent être bien distingués, pour qu'à Dieu seul revienne la gloire, et pour que la conscience du croyant soit en paix.
La justice de la foi
Avec Paul, les Réformateurs ont parlé de « la justice de (ou par) la foi » en opposition avec la justice qui accompagne ou suit la foi. La justice de la foi, c'est l'acceptation de l'œuvre et de la mort du Dieu-homme, Jésus-Christ. C'est une justice qui est objet de la foi, et non une qualité qui ferait partie de la foi ou qui lui serait associée. Considérer la foi comme un « instrument » ou un « récipient vide », c'est ne pas lui attribuer une valeur justificatrice au sens où seule la justice du Christ justifie ; en clair, la foi ne fait pas partie de la justice du Christ. Les Réformateurs ont précisément parlé de la « justice de la foi » pour qu'elle ne soit pas confondue avec ce qui l'accompagne ou la suit. Les Réformateurs reconnaissent que la foi en la justice du Christ s'accompagne toujours de la régénération et du renouvellement de la vie du croyant.
La foi produit de bonnes œuvres, cependant il est bien clair que la transformation qui accompagne ou suit la foi ne fait en aucune façon partie de la justice du Christ. La justice de la foi ne doit jamais être confondue avec la sanctification, elle ne l'inclut même pas.
Martin Luther a bien insisté sur cette distinction capitale entre justice de la foi et sanctification, car l'église médiévale confondait les deux sortes de justice. Luther appelle la justice de la foi (c'est-à-dire justice du Christ) une justice passive parce que nous n'avons rien à faire pour l'obtenir. Il appelle l'autre justice (celle qui résulte de la foi) une justice active parce qu'elle est manifestée par les bonnes œuvres accomplies par le croyant animé de l'Esprit Saint. La justice passive est parfaite, car elle est justice du Christ ; la justice active est imparfaite parce qu'elle est l'œuvre d'hommes pécheurs. La première est obtenue par la foi seule, la seconde l'est par les œuvres de la foi. La première c'est la justification ; la seconde, la sanctification (37). Martin Chemnitz exprime la même idée en d'autres termes. Il parle 1) de la justice de Christ imputée au croyant, et 2) de la justice de la loi :
La justice de la loi, c'est ce qu'un homme fait en obéissant à ce qui est écrit dans la loi ; mais la justice de la foi s'obtient en croyant à ce que Jésus a fait pour nous. Ainsi, ce que le chrétien fait avant ou après sa conversion sont des œuvres de la loi, même si elles ne sont pas accomplies dans le même esprit... ...l'obéissance du Christ nous est imputée à justice, c'est un blasphème de confondre cette gloire du Christ avec notre transformation ou notre obéissance (38). La justice de la foi, c'est croire que Christ, le Médiateur, a satisfait la loi pour nous, pour la justification de quiconque croit (Rom. 10:4) (39).
Selon la Formule de Concorde, l'Esprit produit en nous la justice de la loi, mais celle-ci ne nous justifie pas devant Dieu. Nos œuvres ne peuvent « être considérées ni comme la cause de la justification, ni comme un mérite que Dieu agrée quand Il nous justifie, et qui constitue soit entièrement, soit pour une moitié, soit pour une part minime, le fondement de notre confiance » (40). Il arrive qu'une malédiction soit plus révélatrice qu'une bénédiction, la Formule de Concorde est très claire quand elle dit : « Il faut réprouver et rejeter... l'idée que la justice de la foi devant Dieu se compose de deux parties, la rémission des péchés, et le renouvellement ou la sanctification » (41).
Pour conclure sur la justice de (ou par) la foi, disons que pour les Réformateurs il est indispensable de distinguer entre « la justice de la foi » et la sanctification. Ne pas faire clairement cette distinction, c'est retourner à la synthèse du catholicisme médiéval, et c'est aussi répudier l'enseignement unanime des pères de la Réforme.
Perfectionnisme
Cette distinction entre les deux justices, si chère aux Réformateurs, nous aide à comprendre pourquoi selon eux le croyant n'est justifié dans cette vie que par la foi. En s'exprimant ainsi, ils ne niaient pas la nécessité de la sanctification des vrais croyants, ce qu'ils voulaient dire avant tout, c'est que la sanctification n'est jamais suffisante pour justifier à l'heure du jugement. Le croyant ne peut que compter sur la justice de la foi (celle du Dieu-homme), pour être accepté devant Dieu. Pour les Réformateurs l'œuvre de la sanctification reste toujours imparfaite, c'est pourquoi ils insistaient tant sur la justice de la foi, la vie et la mort du Dieu-homme, Jésus de Nazareth. Bien que le croyant lutte de toutes ses forces contre le mal, en cherchant à garder fidèlement la loi de Dieu, le péché demeurera en lui jusqu'à l'heure de sa mort. Luther l'exprime vigoureusement :
Le bien-aimé apôtre Paul voudrait bien ne pas être dans le péché, et force lui est d'y être : moi et d'autres encore, nous sommes aussi enclins à être volontiers sans péché, mais cela ne sera pas ; nous étouffons assurément à son contact ; nous sommes tombés dans le péché, nous nous relevons, nous nous martyrisons et nous nous rouons de coups avec lui jour et nuit, sans trêve : mais durant que nous sommes fourrés dans cette chair, que nous portons au cou ce sac nauséabond, il n'en sera absolument rien, nous ne pourrons absolument pas amortir cette chose ; nous pouvons bien, assurément, peiner contre elle afin de l'amortir, mais le vieil Adam entend vivre aussi avant de descendre au tombeau. En somme : Le Royaume de Dieu est un royaume singulier, aucun saint ne devra dire ici autrement que : ô Dieu tout-puissant, je confesse que je suis un misérable pécheur, ne compte pas la faute ancienne ! ... Celui qui n'a ou ne sent aucun péché n'est pas un chrétien ; or si tu trouves un homme pareil, c'est un anti-chrétien, pas un vrai chrétien. Donc le Royaume du Christ gît dans le péché, il est fourré dedans, puisqu'il l'a placé dans la maison de David (42).
Ne nous croyons pas plus justes que Paul, Luther et tant d'autres serviteurs de Dieu au travers des siècles ! C'est la théologie de Rome qui laisse supposer une telle chose :
Si quelqu'un nie que par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui est conférée par le baptême, l'offense du péché originel soit remise, ou soutient que tout ce qu'il y a proprement et véritablement de péché n'est pas ôté... qu'il soit anathème (43).
Le perfectionnisme caractérise l'Évangile prêché par Rome, tandis que l'imperfection de toutes les bonnes œuvres - souillées par le péché inné - demeure un enseignement essentiel des Réformateurs. Tous ceux qui enseignent la nécessité de la perfection du croyant en cette vie, confirment l'enseignement de Rome et non celui de la Réforme. Calvin n'était pas moins dogmatique que Luther pour reconnaître la présence du péché, même chez celui qui est justifié. Voici ce qu'affirme la Confession de Genève :
Le pardon des péchés est toujours nécessaire, même pour le fidèle.
Enfin nous reconnaissons que cette régénération nous est nécessaire jusqu'à ce que nous quittions ce corps mortel, car il reste toujours en nous bien des imperfections et des infirmités, de sorte que nous restons toujours de pauvres et misérables pécheurs en présence de Dieu. Et s'il est vrai que jour après jour, nous devons croître dans la justice de Dieu, nous n'atteindrons jamais la plénitude et la perfection tant que nous vivrons ici-bas. C'est ainsi que nous avons toujours besoin de la miséricorde divine pour le pardon de nos péchés et de nos fautes. Nous devons sans cesse contempler la justice de Jésus-Christ, et non la nôtre, et en Lui confiants et assurés, nous n'avons pas foi en nos propres œuvres (44).
Peut-être nous interrogerons-nous au sujet de la foi de ces Réformateurs comme s'ils doutaient de la puissance de Dieu, capable de libérer les croyants de leur état de pécheur. Dans son commentaire sur les Galates, Luther montre que le péché qui demeure dans le croyant est positivement utile à son salut :
Les fidèles retirent donc une grande consolation de cet enseignement de Paul : ils savent qu'ils sont chair pour une part, et Esprit pour une (autre) part, mais à telle enseigne que c'est l'Esprit qui a l'empire, et la chair qui est assujettie, que c'est la justice qui règne, et le péché qui sert. Autrement celui qui ignore cela, est dévoré sans reste par un esprit de tristesse, et il désespère. Mais les maux eux-mêmes doivent concourir au bien de celui qui connaît cet enseignement de Paul, et qui en fait bon usage. Car lorsque la chair l'invite à pécher, il est par là- même, incité et poussé à rechercher le pardon des péchés par Jésus-Christ, et à saisir la justice dont il ne ferait pas grand cas sans cela, et après laquelle il ne soupirerait pas si fort. Il nous est donc très profitable de ressentir parfois la malice de notre nature et de notre chair, pour que nous soyons, du moins ainsi, réveillés à la foi, et incités à invoquer Jésus-Christ. Alors le chrétien se trouve être un ouvrier aux puissants moyens, et un admirable créateur qui de la tristesse, peut faire de la joie ; des terreurs, une consolation ; du péché, la justice ; de la mort, la vie ; tandis que réprimant ainsi la chair, il la réduit en esclavage et l'assujettit à l'Esprit. Que ceux donc qui ressentent la convoitise de la chair ne désespèrent pas tout aussitôt de leur salut ; qu'ils la ressentent, soit ! mais pourvu qu'ils n'y consentent pas ; que la colère et les désirs des sens s'animent en eux, soit ! mais qu'ils ne les entrainent pas ; que le péché les sollicite, soit ! mais qu'ils ne l'accomplissent pas. A vrai dire, plus un homme est fidèle, plus aussi il ressent ce combat ; c'est ainsi que s'expliquent ces plaintes des saints que nous trouvons dans les Psaumes et dans toute l'Ecriture. De ce combat, ni les ermites, ni les moines, ni les sophistes, ni aucun des faiseurs (de justice) ne connaissent rien (45).
Ne pensons pas que Luther et Calvin considéraient à la légère les exigences de la loi, tous deux ont enseigné que si le croyant gardait la loi, ce n'était pas en vue d'atteindre la perfection. En conséquence, la Réformation a pu affirmer la justification sur la base de la vie et de la mort de Jésus-Christ, et l'espérance du bonheur éternel fondé sur la justification, et non sur la sanctification.
Notes du Chapitre 2
- (1) James Buchanan, The Doctrine of Justification, (London : Banner of Truth Trust, 1961) p,165.
- (2) Ibid., p.166.
- (3) James Orr, The Progress of Dogma, (New-York : A.C. Armstrong and Son, 1901) p.244.
- (4) Cité par J.-F. Mozley, William Tyndale, (New-York : Macmillan Co., 1937) p.54.
- (5) Martin Luther, Commentaire du Livre de la Genèse, Œuvres, (Genève : Labor et Fides, 1975) vol. XVII, p.297.
- (6) Ibid., « Sermons on the Gospel of St. John » (1530), Luther's Works, (St. Louis : Concordia 1955-1975) vol. 23, p.109.
- (7) Ibid., p.207.
- (8) Ibid., « Preface to the Acts of the Apostles », Vol. 35, p.363.
- (9) Voir Martin Luther, Commentaire sur l'Epître aux Galates, Œuvres, (Genève : Labor et Fides, 1969) vol. XV, p.13, 287ss. En parlant du rôle de la justification par la foi, Luther déclare que « tous les autres articles de notre fol y sont contenus : s'il est préservé, tous les autres le sont aussi » (p. 287). Selon « Les Articles de Smalkalde. » Œuvres, (Genève : Labor et Fides, 1962) vol. VII, p.228. « c'est sur cet article que repose tout ce qui fait notre vie, tout ce que nous enseignons contre le pape, le diable et le monde ». Pour la notion d' « article principal » voir Dr Martin Luthers Werke : Kritische Gesammtausgabe, vol. 38, p. 115. Voir aussi La Formule de Concorde, (Paris : « Je sers » 1948), p.775. Luther, Luther's Works, vol. 12, p.27 ; vol. 21, p.59 ; vol. 22 p.145 ; vol. 28, p.8 ; vol. 54, p.340. Pour les rapports étroits entre la justification et les autres points de la doctrine, voir Dr Martin Luthers Werke, vol. 46, p.20s. T.-F. Torrance dans un article intitulé « Eschatology », Scottish Journal of Theology, Occasional Papers, N°2, p.41, se réfère la notion d'imputatio dans la perspective de la théologie de Luther. Le croyant possède une justice réelle et une justice qui n'est pas encore réalisée.
- (10) Jean Calvin, Institution Chrétienne, (Aix-en-Provence : Kerygma, 1978) III/XI, I, p.194.
- (11) Ibid., III/III, I, p.68.
- (12) Le commentaire de Luther sur les Romains ne doit pas être confondu avec sa fameuse « Préface à l'Epître aux Romains » rédigée bien plus tard. Son cours sur les Romains date de 1515-16. L'expérience de Luther dans la tour n'eut probablement lieu qu'en 1518 ; ce n'est qu'à cette époque qu'il commença à comprendre la doctrine de la justification par la foi. Ainsi, son Commentaire sur les Romains reflète la pensée du jeune théologien catholique évangélique, davantage que celle du Réformateur protestant. Son Commentaire sur les Galates publié en 1535, représente la meilleure expression de sa théologie de la justification.
- (13) Martin Luther, Commentaire de l'Epître aux Galates, Œuvres, XV, p.152. Voir aussi D. Martin Luthers Werke, 40, I : 355,33.
- (14) Ewald M. Plasa, What Luther Says, (Saint Louis : Concordla, 1959) vol. 2, p.701.
- (15) Ibid., p.710 s.
- (16) Jean Calvin, Institution Chrétienne, III/X, 5-12, pp.198-206.
- (17) Cité par A. Michel, « Les Décrets du Concile de Trente » dans C.-J. Hefele, Histoire des Conciles, (Paris : Le-touzey et Ané, 1938) Tome X, Première partie, p.93. (6e session, chap. VII).
- (18) Ibid., p.84. 6e session, chap. III.
- (19) Jean Calvin, Institution Chrétienne, III/XI, 2 et II, p.194s. et 203s. Cet aspect de la justification était particulièrement mis en relief par le Réformateur pour bien montrer que la régénération ne fait pas partie de la justification.
- (20) Ibid., III/XI, 3, 4, II, pp.195-197 et 203s.
- (21) Ibid., III/XVII, 8 p.277 s. et II/XVII, 5 p.287 s.
- (22) Ibid., III/XI, 16, p.208.
- (23) Ibid., III/XIII, I, p.228.
- (24) Ibid., III/XIV, 17, p.247.
- (25) Cette « préface », nous le rappelons, ne doit pas être confondue avec le commentaire de Luther sur les Romains.
- (26) Voir A. Michel, « Les Décrets du Concile de Trente » p.84. (6e session, chap. III). (Voir texte p.46, note 18).
- (27) Ibid., p.91. (6e session, chap. VII).
- (28) Ibid., p.141. (6° session, canon II).
- (29) Contre Oslander par exemple. Voir La Formule de Concorde, (Paris : « Je sers » 1948) pp.142-144. « Contrairement à l'enseignement des Réformateurs, selon lesquels la justification est une déclaration de justice faite par Dieu, Oslander voulait que la justification soit réelle, positive. Il considérait la justification comme un actus physicus, par lequel l'homme était réellement rendu juste, la justice du Christ lui étant impartie. Ainsi, justification et sanctification sont pour lui une seule et même chose (Henry Eyster- Jacobs, édit. The Lutheran Cyclopedia, art. « Oslander, Andrew »).
- (30) James Buchanan, The Doctrine of Justification, p.402.
- (31) Martin Luther, Luther's Works, vol.31, p.297.
- (32) Jean Calvin, Institution Chrétienne, II/XVII, 5, p.288.
- (33) La Formule de Concorde affirme : « Le pécheur est justifié devant Dieu, c'est-à-dire absous de tous ses péchés, libéré de la condamnation justement prononcée contre lui, adopté par Dieu et fait héritier de la vie éternelle, sans qu'il l'ait mérité, sans qu'il en soit digne, indépendamment de toutes ses œuvres antérieures, présentes ou ultérieures, par pure grâce, sans autre cause que le mérite unique, l'obéissance totale, la passion amère, la mort et la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ dont l'obéissance nous est imputée à justice ». La Formule de Concorde, p.144.
- (34) Voir Calvin, Institution Chrétienne, III/I, I, pp.16,18. Voir aussi Luther, qui dit : « Les Ecritures nous présentent l'homme lié, misérable, captif, malade et mort, et qui à l'aide de son seigneur, Satan, ajoute à toutes ses misères la cécité, de sorte qu'il se croit libre, heureux, et en pleine possession de tous ses moyens... » Luther, The Bondage of the Will, p.162. «... Mais personne ne peut se procurer la foi, pas plus qu'il ne peut de lui-même s'ôter la foi ». Ibid., Luther's Works, vol.35, p.371.
- (35) Calvin III/XVIII,8, p.296.
- (36) Ibid., III/XI,7, p.200.
- (37) Voir Martin Luther. « Two Kinds of Rlghteousness », Luther's Works, vol.31, pp.297-306.
- (38) Martin Chemnitz, Examination of the Council of Trent (St. Louis : Concordia, 1971) Pt. I, pp.490, 491. cf. Rom. 10:4.
- (39) Ibid., p.528.
- (40) La Formule de Concorde, p.153.
- (41) Ibid., p.157.
- (42) Cité par Karl Barth, l'Epitre aux Romains, (Genève : Labor et Fides, 1972), p.254. Cf. « Toute bonne œuvre des saints alors qu'ils sont pèlerins dans ce monde, est péché ». Contra Latomum, Luther's Works, vol.32, p.159.
- (43) A. Michel, p.55 s. (Session V. Canon 5). Cf. les déclarations suivantes du Concile de Trente : « Si quelqu'un dit qu'en chaque bonne œuvre le juste pèche au moins véniellement, ou (ce qui est plus intolérable) mortellement, et pour cela mérite les peines éternelles, mais qu'il n'est pas damné uniquement parce que Dieu ne lui impute pas ces œuvres à damnation, qu'il soit anathème. Ibid., p.151. (session VI, Canon 25). « Si quelqu'un dit que l'homme justifié pèche, lorsqu'il agit bien en vue de la récompense éternelle, qu'il soit anathème » Ibid., p.154. (Session VI. Canon 31).
- (44) La Confession de Genève citée dans Lewis W. Spitz éditeur, The Protestant Reformation, (Englewood Cliffs : Prentice Hall, 1966) p.117.
- (45) Martin Luther, Commentaire sur les Galates, œuvres, Vol. XVI, p.253.
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